De l'autre côté de la Méditerranée,
Mon village !Tu
t'appelais "Maison-Carrée" et je ne connaissais que toi! A douze
kilomètres d'Alger, tu étalais tes maisons blanches, étincelantes
sous le soleil, tes palmiers se balançaient au gré du vent doux
qui soufflait et qu'on appelait "le sirocco", et tous les soirs,
on sentait une bonne odeur de soupe aux légumes épicés qui montait
dans l'air à l'heure où le muezzin appelait ses fidèles à la prière...
et j'étais heureuse…
Tu m'as vue naître dans la maison de mes
grands-parents, car en ce temps là, les jeunes couples n'avaient
pas de logement et étaient obligés de cohabiter. C'était
une ancienne maison à un étage, avec un escalier au milieu et deux
pièces de chaque côté. Il n'y avait pas de salle de bains, encore
moins de toilettes, juste un évier dans une des pièces du bas, évier
qui servait aussi de lavabo…mais sans eau courante… Pour avoir quelques
litres d'eau, il fallait parcourir plusieurs centaines de mètres,
et là, aimablement autorisés par le Directeur d'une bouchonnerie,
nous avions le droit de remplir nos seaux à la fontaine qui
ornait la cour.
Autour
de la maison, il y avait un petit jardin potager, entouré
de jasmin et de pois de senteur dont les couleurs ravissaient nos
yeux d'enfants. Amoureusement cultivé par ma grand mère, il servait
à nourrir toute la famille. Nous n'étions pas riches mais
nous ne nous en rendions pas compte. Nous vivions tous de la même
manière, heureux d'être en famille et d'habiter à la campagne. Et
même si j'avais deux kilomètres à faire, à pieds, pour aller à l'école,
ce n'était pas un problème il y avait toujours quelqu'un pour m'accompagner.
La solidarité existait encore en ce temps là, même si plus tard
tout a changé…
J'avais des amies de classe et voisines en
même temps, ce qui fait que nos "jeudis" se passaient en balade.
En riant comme des folles, nous descendions vers la rivière qui
longeait le petit jardin potager et dont les bords, recouverts de
terre glaiseuse, nous permettaient de nous initier à la poterie.
Nos galopades faisaient peur aux petites grenouilles qui sautaient
pour retrouver l'eau claire de l'Oued, ce qui nous amusait énormément.
Nous étions très souvent dehors puisque le temps le permettait :
ciel toujours bleu, soleil chaud et même brûlant l'été, hiver doux
ce qui fait que nous ne savions pas du tout à quoi pouvait ressembler
la neige !!
De temps en temps, j'allais chez ma copine
Fatima, toujours accompagnée de mon inséparable Françoise,
pour un "goûter" c'est à dire simplement pour savourer
un morceau de galette cuite sur le kanoun. Pour Fatima, ce n'était
que du pain, mais pour moi, c'était un régal, j'adorais cette
délicieuse pâte au goût si particulier et, tant d'années
après, j'en ai encore l'eau à la bouche !!! A son tour, elle
venait chez moi pour un "quatre heures" on ne peut plus frugal,
composé de tartines beurrées car la confiture ou le chocolat n'existait
pas encore pour nous, loin s'en faut !!! Mais nous étions heureuses
quand même !!
Et puis un jour, te souviens-tu, tout a basculé
: nous avons dû déménager, changer de lotissement, déguerpir de
ton quartier PLM, avertis par notre gentille voisine que nous appelions
familièrement "Mazia", que le coin était devenu un refuge de fellaghas
et que ça devenait dangereux pour nous Européens !! Mais elle ne
nous a pas oubliés pour autant et longtemps, en cachette de sa famille,
elle a continué à venir nous voir, et nous parlions du bon temps,
où ensemble, nous vivions heureux sans s'apercevoir de nos différences
...
Et après huit ans d'attentats, d'assassinats,
d'enlèvements, le fameux jour de l'indépendance est arrivé et là
j'ai compris…compris que c'était fini, que nous ne pouvions plus
rester sur ton sol, que tu ne t'appellerai plus "Maison-carrée"
que pour nous, nous qui étions obligés de t'abandonner car on nous
a dit "la valise ou le cercueil" et là, nous n'avions plus le choix
!! Il fallait te laisser, toi, toi qui m'avais vue naître et grandir,
toi qui avais été complice de mes premières histoires d'amour, toi
qui m'avais vue danser quelquefois, l'été, dans ton square "Altairac",
et ce malgré les évènements dramatiques que nous subissions…
J'ose à peine parler de ce fameux jour où
nous avons appris que nous ne pourrions disposer que d'un container
de quelques mètres cubes pour emmener nos meubles. Te rends-tu compte?
Quelques mètres cubes pour toute une famille, pour les affaires
de toute une vie !!! Chacun a dû faire un tri : d'un côté ce que
nous pouvions emmener, de l'autre tout ce que nous étions obligés
de laisser…Nous avons fait un grand feu dans le jardin et l'un après
l'autre, nous avons jeté dans le brasier, comme pour conjurer le
sort, soit une robe de mariée conservée précieusement depuis des
décennies, soit des livres ou jouets en mauvais état mais témoins
de bons moments… A mon tour, j'ai jeté, la mort dans l'âme, un vieux
baigneur en celluloïd, seul et unique cadeau de Noël que je bichonnais
depuis ma tendre enfance et qui, sûrement pour apaiser ma peine,
a brûlé d'un seul coup sans laisser aucune trace... Je me rappelle
encore aujourd'hui l'effet de stupeur ressenti en voyant cette flamme
aussi violente que brève…
Et te souviens-tu la veille de mon départ
? J'étais partagée en deux : d'un côté, j'étais contente de partir,
de vivre une vie plus normale, de ne plus me lever le matin la peur
au ventre, de connaître autre chose que le bruit des bombes et la
peur des enlèvements. De l'autre, j'étais déchirée à l'idée de te
laisser sachant que je ne te reverrai plus jamais, et comme j'avais
raison !! Alors, j'ai voulu te revoir une dernière fois et te dire
Adieu à ma façon : je suis allée me recueillir sur la tombe de mes
grands-parents, de mon petit filleul Jean-Rémy, mort à
9 mois d'une méningite, et j'ai fait le tour du cimetière
pour dire au revoir à tous ces jeunes et moins jeunes, couchés là
pour avoir voulu défendre leur pays, ce pays qui nous avait vu naître
et qu'on nous obligeait à quitter irrémédiablement.
Je suis passée par le quartier Belfort, devant
la clinique où, quelques années plus tôt, un ami avait été admis,
criblé d'éclats de la tête aux pieds et où mes yeux d'adolescente
avaient alors compris l'horreur que pouvait faire une bombe en explosant….
Puis je suis redescendue par la rue Arago, d'abord vers mon école
maternelle, puis vers mon école primaire, l'école "Laverdet", où
tous les matins, à l'ouverture de la lourde porte de bois, mon cœur
se serrait à l'idée de me savoir enfermée pour une nouvelle journée.
Mais avant de franchir les quelques marches qui conduisaient à la
cour intérieure, je prenais toujours la précaution de faire une
petite visite au Mozabite qui avait eu la bonne idée d'installer
son échoppe juste en face de l'école. Pour quelques petites pièces
de monnaie, je recevais alors quelques centimètres de réglisse qui
flattaient mon palais pendant les récréations…..
J'avais le cœur gros mais je ne voulais pas
pleurer, pas encore !!! Alors en serrant les dents, j'ai continué
mon pèlerinage et je suis passée devant le marché couvert où les
odeurs de marée se mêlaient au parfum des jasmins… où les légumes
méditerranéens côtoyaient les fruits exotiques en formant un tableau
multicolore, agréable à regarder… J'ai voulu pour la dernière fois,
revoir l'édicule de ce vieil homme à la barbe fleurie et à la tête
enturbannée, connu de ma famille depuis toujours, qui vendait de
si bons gâteaux orientaux : des macrouts au bon goût de semoule
et cannelle, des zlabias dégoulinantes de miel odorant et surtout
le beignet léger qu'il faisait frire devant nos yeux ébahis et qui
craquait légèrement sous la dent !! Hum !!! Que c'était bon !!!
Mais je n'ai pas eu l'envie de me faire plaisir une dernière fois,
et surtout pas le courage de dire adieu à ce vieil Ahmed, lui qui
me disait toujours "Dis, tu vas pas partir aussi, toi, mad'moiselle?"
.
Devant la mairie, j'ai regardé longuement
la place, où avait lieu le feu d'artifice, le soir du 14 juillet,
quand les évènements le permettaient encore. J'ai admiré les longs
palmiers qui abritaient le monument aux morts, j'ai jeté un dernier
regard à la pharmacie "Zévaco" chez qui, un jour, j'avais dû me
rendre d'urgence après un petit accident, et la banque juste à côté
où j'avais travaillé avec beaucoup de plaisir pendant quelques
mois, toujours avec mon amie Françoise. Puis je suis passée
devant le cabinet de mon dentiste, où là, c'était plutôt des moments
de souffrance qui me revenaient en mémoire, et je suis arrivée sur
le Cours de France, aux pieds des HLM, longs immeubles de treize
étages dont le rez de chaussée était agréablement
pourvu de magasins. Quand notre porte monnaie le permettait, nous
pouvions nous offrir un " lait fraise " au milk bar tenu
par une dame très gentille, et le dimanche, après la messe,
nous venions nous faire "draguer" c'est à dire simplement nous retrouver
entre jeunes pour bavarder un peu, et où, il est vrai, de temps
en temps, l'amitié se transformait en un sentiment un peu plus fort…
Je ne me suis pas attardée à cet endroit, trop riche de bons souvenirs,
et j'ai continué mon chemin vers mon lycée, au quartier Bellevue,
avant d'arriver chez moi, au lotissement Lavigerie, tout près du
monastère des "Pères Blancs" qui était très connu dans la région,
surtout pour le vignoble qui faisait la fierté du pays car il donnait
un vin au cru renommé…
Mon village !!! Sais-tu comme je me sentais
mal à ce moment là? Et je ne parlerai pas du départ, sur ce bateau
immense, le "ville d'Alger". Nous étions tous sur le pont, en pleurs,
à te regarder t'éloigner de nous, tu devenais de plus en plus petit,
et malgré les larmes qui embuaient mes yeux, je n'arrivais pas à
détacher mon regard de ta côte.
Quarante années ont passé !!!! et je ne t'ai
jamais oublié !!! Es-tu heureux, au moins?? Moi j'ai fait ma vie,
je suis une "vieille femme" maintenant, mais il ne se passe pas
une journée sans que je ne pense à toi !! Il ne se passe pas une
nuit sans que je ne rêve de toi !! C'est incroyable, n'est ce pas,
et pourtant je peux t'affirmer que c'est vrai !!!!
J'aimerais tellement te revoir avant de mourir,
ne serait ce qu'un jour, une heure, une minute… Revoir aussi tous
les copains, les voisins, qui ont dû prendre leurs valises, et seulement
leurs valises, et qui, comme moi, doivent souvent penser à toi,
toi qui en ce moment fait souvent "la une" des journaux, à cause
des tristes évènements que tu endures de nouveau…
Qui peut encore savoir que c'est de toi que
l'on parle puisque tu ne t'appelles plus "Maison Carrée" !!! Le
temps passe, les souvenirs restent, dit-on !!! Comme c'est bien
vrai !!!
Je ne pourrai jamais t'oublier, toi, mon
village de l'autre coté de la méditerranée, toi, "Maison Carrée",
à qui je penserai jusqu'à la fin de mes jours…
Anny
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